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livrer un récit intime
 

L’OP s’attend à ce que le demandeur d’asile lui livre un récit intime, c’est-à- dire qu’il lui raconte son histoire en exposant son intimité. C’est ce que l’on appelle l’extimité : "le processus par lequel des fragments du soi intime sont proposés au regard d’autrui afin d’être validés".

 

1) Qu'est-ce que faire un récit ?

Faire un récit consiste à agencer des faits selon un ordre précis : le début, le milieu et la fin. C’est cette succession d’événements qui constitue la mise en intrigue du récit et qui donne sens à l’histoire racontée.

 

Le début du récit consiste à commencer par l’événement indispensable pour la compréhension de l’histoire.

 

Le milieu est une succession de faits qui préparent le « renversement » : le moment où l’histoire bascule. L’enjeu est de rendre vraisemblable ce « renversement ». Il s’agit de documenter l’élément déclencheur. Quand les craintes de persécutions ont-elles émergé ? Qu’est-ce qui a provoqué le début des persécutions ? C’est véritablement ce temps du récit qu’il faut travailler.

 

La fin désigne ce qui devait arriver. En général, il s’agit de la fuite hors du pays. La mise en intrigue relie donc les événements dispersés d’une vie autour d’une histoire cohérente. 

 

Faire un récit consiste également à relater les émotions et les sentiments vécus. Il ne s’agit pas uniquement de raconter ce que l’on a fait, mais comment on y est parvenu et ce que l’on a ressenti en le faisant.

 

Cela nous amène à nous poser la question suivante : « Tout est-il racontable ? N’y a-t-il pas des événements à ce point traumatisants que les raconter – se les remémorer – risquerait de mettre en péril l’identité (…) de l’individu* ? » 

*Cécile de Ryckel et Frédéric Delvigne, La construction de l’identité par le récit, Psychothérapies, vol. 30, n° 4, 2010, pp. 229-240.

Monsieur N.

Monsieur N. déclare avoir été persécuté en raison de son orientation sexuelle. Mon chef me prévient : « Le demandeur d’asile doit pouvoir citer les lieux de rassemblement gay et les associations qui distribuent des préservatifs. Si tu n’as pas assez d’éléments, questionne-le sur la découverte de sa sexualité. »

Durant l’entretien, Monsieur N. me répond :

– J’ai toujours vécu au milieu des steppes mongoles. Là-bas, il n’y a rien pour les homosexuels, ni bar ni association…

Je suis extrêmement mal à l’aise.

– Comment avez-vous découvert votre homosexualité ?

Il baisse la tête.

– Je l’ai découverte avec mon oncle. Dans une voiture… J’avais douze ans… 

Je n’arrive pas à continuer. Aucune autre question ne me vient à l’esprit. Je lui dis que je le convoquerai de nouveau ultérieurement.

Monsieur N. n’est jamais revenu.

Ma question était trop intime. Incomplète, sa demande d’asile a été rejetée. 

Exposer son intimité

Dans le cas de demandeurs d’asile LGBT, il est extrêmement difficile d’obtenir des éléments objectifs pour établir leur orientation sexuelle. 

Il n’existe aucun quiz de géographie, d’histoire ou de vocabulaire. Il s’agit de raconter son « coming out » ou, au contraire, les techniques employées pour cacher son orientation sexuelle.

Pour les violences faites aux femmes, la logique est identique. Il s’agit de livrer des souvenirs intimes pour convaincre l’OP.

 

Exposer son intimité est donc une étape

indispensable lorsque la demande d’asile repose sur des éléments dont l’OP ne peut vérifier la réalité par des recherches documentaires.

Monsieur O.

Après avoir été débouté par l’OFPRA, Monsieur O. a été expulsé au Sri Lanka.

Revenu en France, il a déposé une nouvelle demande d’asile. Ce matin, je le reçois en entretien. D’un air extrêmement dur, il me dévisage et me lance :

« A mon arrivée à Colombo, les policiers m’ont arrêté. Ils m’ont bandé les yeux et attaché les mains. Ils m’ont conduit dans une pièce qui sentait la moisissure et l’urine. J’entendais des hurlements et le bruit aigu d’un ascenseur. Ils m’ont déshabillé. Ils m’ont plongé dans un baril d’eau glacée. J’ai été ligoté puis suspendu par les pieds. Ils ont arraché mes parties génitales et m’ont forcé à les manger… »

Monsieur O. ne m’épargne aucun détail.

Dans la précédente lettre de rejet de l’OFPRA, mon collègue avait noté : "propos insuffisamment explicites."

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Un décalage

Mû par un ressentiment relatif au rejet de sa première demande d’asile, 

Monsieur O. me livre avec méticulosité son expérience intime de la torture. Ses mots crus ont pour but d’inscrire son récit dans une réalité brute, sans filtre, qu’il soumet à mon regard.

4) L'impossible récit

 

Comment le demandeur d’asile peut-il livrer un récit intime dans un environnement qui ne lui inspire pas confiance ? Définie par le philosophe Pierre Livet comme le « sentiment que nous éprouvons dans la perspective de coopérations avec des acteurs qui nous ressemblent et qui ont les mêmes attentes », la confiance n’est pas évidente entre l’OP et le demandeur d’asile.

 

Etat civil, territoires traversés, causes du départ du pays : du haut de mes vingt-cinq ans et de ma suffisance administrative, j’ai questionné des hommes et des femmes éprouvés par l’exil. Quand je me revois, la scène m’apparaît incongrue : une jeune femme venant de décrocher son diplôme face à un demandeur d’asile au visage usé à sa place, m’aurais-je fait confiance ?

 

Par ailleurs, comment un demandeur d’asile peut-il faire confiance à un OP quand il a appris par expérience à se méfier de l’administration, qu’il perçoit comme un agent malveillant non pas destiné à le protéger, mais plutôt destiné à le contrôler ?

 

Comment un demandeur d’asile peut-il faire confiance à un OP quand celui-ci est invisible lors de l’entretien ? En effet, lors d’une visioconférence, c’est-à-dire le recours à une caméra numérique, seul l’OP dispose d’une image. Le demandeur d’asile, lui, entend une voix issue d’un haut-parleur.

Des voix sans corps

Au début de chaque entretien, la caméra de visioconférence pivotait de droite à gauche et de gauche à droite. L’appareil grinçait dans un bruit mécanique. Cette formalité surréaliste était destinée à m’assurer que le demandeur d’asile, situé à des centaines de kilomètres de moi, était seul dans la pièce.

« Bonjour, je suis l’officier de protection chargé de votre demande d’asile… » déclarai-je.

L’interprète traduisait.

Assis en face d’un bureau vide, le demandeur d’asile ne savait pas où poser son regard. Pour lui, nous étions des voix sans corps. 

l'entretien par visioconférence

Les entretiens par visioconférence sont couramment utilisés pour les demandeurs d’asile des départements d’outre-mer, 

pour les retenus en centre de rétention administrative et ceux placés en zone d’attente dans les aéroports.

5) La présence d'un tiers lors de l'entretien : l'interprète

 

Comment assurer au demandeur d’asile une relation de confiance basée sur la confidentialité de l’entretien quand l’interprète peut être un de ses compatriotes ?

Madame P.

D’habitude, les demandeurs d’asile chinois ne viennent jamais aux entretiens. Aussi, lorsque l’accueil m’appelle pour m’avertir de la présence de Madame P., je suis extrêmement surprise. 

Madame P. est enceinte de huit mois. Elle m’explique qu’un matin elle a vu son nom sur une enveloppe. C’était sa convocation à l’entretien OFPRA. 

Elle a pris le courrier avant que ses employeurs n’arrivent. Aujourd’hui, elle s’est débrouillée pour venir en RER toute seule. 

Ses mains se tordent au-dessus de son ventre rond. J’ai l’impression qu’elle veut me dire : « S’il vous plaît, ne me renvoyez pas là-bas. » 

Mais ses yeux ne quittent pas l’interprète et sa bouche s’ouvre dans un murmure et dit : « Ça va. Je n’ai pas de problème. » 

Un décalage

Extrêmement suspicieuse envers l’interprète, Madame P. n’a pas réussi à surmonter ses doutes pour livrer son récit. Pourtant, la démarche singulière qui l’a conduite à l’OFPRA par ses propres moyens laissait supposer qu’elle avait de réels problèmes. La relation de confiance ne s’est pas établie. 

Connaissait-elle l’interprète ?

Ou peut-être ne lui ai-je pas inspiré confiance ?

Si le demandeur d’asile se sent mal à l’aise avec l’interprète ou s’il a 

l’impression que ce dernier ne traduit pas correctement ses déclarations, il est important qu’il le signale à l’OP.

S’il est rare que celui-ci renvoie l’interprète, l’entretien étant enregistré, le demandeur d’asile pourra, en cas de recours, solliciter l’écoute de l’enregistrement afin de prouver ses soupçons aux juges de la CNDA.

Le parfait demandeur d’asile rassemble des événements épars de sa vie

pour les assembler en une histoire qui fait sens.

Il fait un récit, dans le sens où il raconte ce qu’il a vécu avant de décrire les faits.

Il expose au regard de l’OP son intimité dans un processus d’extimité. 

 

Si son récit est basé sur des éléments difficilement vérifiables par des recherches documentaires,

il redouble d’efforts pour livrer sans pudeur son récit intime en présence de l’OP et de l’interprète.

 

 

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