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"J'ai publié ces textes sur Mediapart, comme un journal de bord. Pour me souvenir du passé, qui s'oublie et se répète."

Céline Aho-Nienne

Pourquoi il ne faut pas demander l’asile politique en France

29 octobre 2013
 

J’ai travaillé 2 ans en tant qu’officier de protection. J’avais 25 ans et je décidais du destin des demandeurs d’asile de pays où je n’avais jamais mis les pieds : Sri Lanka, Tibet, Chine, Mongolie, Pakistan, Inde, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Afghanistan…

 

La maigre documentation mise à disposition par l’Office ne me suffisait pas pour me rendre compte de toute la complexité, de la magie, du ciel tourmenté de chaque pays. Comment imaginer ces contrées exotiques lointaines devant son écran d’ordinateur affichant honteusement une page de recherche «google» ? L’Office ne s’en souciait guère. On avait tous un diplôme universitaire, écrit une thèse sur tel ou tel pays, 

effectué des stages à l’étranger, parfois même un conjoint étranger. Voilà sur quoi était fondée notre légitimité. Nous étions de jeunes diplômés et nous devions être des « officiers », de bons petits soldats…

 

J’avais face à moi des demandeurs d’asile, des hommes et des femmes qui avaient traversé la vie et vécu l’exil de leur pays pour des raisons politiques ou économiques. L’Office voulait que je les trie. Ceux qui venaient en France pour le premier motif pouvaient prétendre au statut de réfugié (carte de séjour de 10 ans) ou à la protection subsidiaire (carte de séjour d’1 an renouvelable). Ceux qui étaient des migrants 

économiques devaient être déboutés. Je devais, après sélection de leur dossier écrit, les interroger au cours d’un entretien confidentiel.

 

Je ne disposais que de 2 heures pour découvrir la « vérité ». Tel un médecin face à son patient, il fallait diagnostiquer la maladie : imaginaire ou réelle ? Motif du départ du pays : politique ou économique ? La scène pouvait paraître ridicule : une jeune fille, qui n’avait pour CV que son diplôme fraichement décroché, tapant sur son clavier les réponses d’un homme âgé au sourire usé. Feriez-vous confiance à une étudiante de première année de médecine pour vous dépister un cancer ? Le tic-tac de l’horloge indiquait le compte à rebours : il vous reste 50 minutes pour me prouver que vous êtes malade et que je peux vous sauver.

 

Selon leur niveau de français, les interprètes traduisaient plus ou moins fidèlement mes questions. J’étais tiraillée de mille doutes. Comment instaurer un dialogue de confiance par l’intermédiaire d’un tiers ? Comment juger de la spontanéité des réponses avec une traduction non simultanée ? Plus pragmatiquement, comment une question aussi courte en français pouvait être aussi longue en tamoul ? 

Ma perplexité n’avait cessé de grandir depuis  le jour où j’avais surpris l’interprète tibétaine en flagrant délit. Elle soufflait aux demandeurs d’asile interrogés les bonnes réponses lorsqu’elle traduisait. Comment lui en vouloir, quand pour vérifier la nationalité des Tibétains, l’Office me demandait de leur faire dire en chinois quelques mots comme « école » ou « livret de famille » ?

 

Lorsque je remontais dans mon bureau, je travaillais sur le document informatique. J’étais seule face à mon écran d’ordinateur.

Personne n’avait relu ou signé de procès-verbal. Le demandeur d’asile avait effectué une déposition de son récit, sans avoir vérifié son contenu.

 

Je devais donc proposer une décision positive ou négative, qui changerait définitivement le destin du demandeur d’asile. L’Office ne me donnait pas le temps de la réflexion ou de la concertation avec mes collègues. On m’avait engagée en CDD pour « faire du chiffre ». Cette fois-ci, le tic-tac de l’horloge s’appliquait à moi en m’indiquant le compte à rebours : il me restait 60 minutes pour décider du sort du 

demandeur d’asile. Mes collègues m’assuraient qu’avec l’expérience, j’acquerrais un don indispensable à notre métier : l’intime conviction.

Ce sentiment indescriptible ressenti lorsqu’un demandeur d’asile ment.

 

Ce compte à rebours était devenu une obsession. Il fallait toujours faire plus de chiffre. L’instruction d’une demande d’asile, d’une moyenne de 18 mois, était trop longue. L’Office ne prenait plus le temps de convoquer les demandeurs d’asile pour les entendre. On les déboutait sans entretien. Le tri était devenu rude. Etrangement, l’Office s’en remettait totalement à mon jugement éclairé pour les rejets. Je n’ai jamais été convoquée pour discuter du cas d’un patient que j’avais étiqueté « malade imaginaire». Jamais.

 

Les demandeurs d’asile n’avaient plus le droit à l’erreur lorsqu’ils remplissaient leur livret administratif. Si leur récit écrit était constitué de quelques brides décousues, je devais rejeter leur dossier pour «propos sommaires et peu détaillés». 

Si leur récit relatait une énième rixe entre opposants politiques, je devais les débouter pour «propos stéréotypés et impersonnels». Je devenais une machine à rejet et je parcourais inlassablement le dictionnaire des synonymes à la recherche de termes négatifs pour motiver le refus : insuffisamment explicite, incohérent, arguments sans grande conviction... J’oubliais que ces mots arriveraient par courrier à une personne qui les lirait les larmes aux yeux.

 

Selon les pays, l’octroi du statut de réfugié était plus ou moins accessible. 

Les Tibétains ? Niveau de difficulté 1/10. Ils articulaient quelques mots en chinois et plaçaient des noms de ville sur la carte : réfugié politique. 

Une personne âgée tamoule de sexe féminin ? Niveau de difficulté : 2/10. Entre collègues, on appelait cela «une vieille isolée en cas de retour au pays.» 

Des jeunes Tamouls ? Niveau de difficulté : 5/10. Le contexte de conflit ethnique était délicat. L’Office avançait prudemment. 

Les Arméniens ? Niveau de difficulté : 10/10. L’Office avait récemment classé l’Arménie en tant que pays sûr. 

Les Bangladais ? Niveau  de difficulté 100/10. Les accords devaient être approuvés par le chef et par le grand chef. 

Les demandeurs d’asile n’étaient pas égaux entre eux. Leur parole ne se valait pas.

 

L’Office était reconnaissant envers ses bons petits soldats. Ceux qui atteignaient leur chiffre étaient gratifiés d’une prime ou d’un nouveau CDD. Les nouveaux arrivés en tremblaient. C’est à ce moment que j’ai postulé pour être mutée à l’antenne de Basse Terre, en Guadeloupe. Je changeais de continent, loin du grand froid de Val de Fontenay, pleine d’espoir.

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Les demandeurs d’asile haïtiens m’ont tourmentée l’esprit. Le terrible tremblement de terre avait eu lieu quelques mois plus tôt. Dans les cases correspondant à leur état civil, des écritures enfantines traçaient le mot «décédé» derrière : père, mère, fratrie, conjoint, enfants. Le mot «décédé» était répété autant de fois qu’il y avait eu de proches morts. Ils me déclaraient qu’ils ne voulaient pas repartir en «Haïti chérie», car ils y étaient devenus orphelins. La mer turquoise brillait dans le reflet de la fenêtre et j’avais froid.

 

Ils invoquaient le tremblement de terre et je leur répondais que leur demande d’asile ne correspondait pas au champ de la Convention de Genève. Ils ne mentaient pas. Ils n’essayaient pas d’échapper à mes questions. Ils n’avaient appris aucun texte par cœur. Ils étaient désespérément honnêtes, comme s’ils s’attendaient humblement à être récompensés par le Ciel. Or, en disant la vérité, leur dossier serait vite rejeté, ils auraient peu de chance en cas d’appel devant la Cour Nationale du Droit d’Asile et leur carte de séjour provisoire ne serait pas renouvelée. Ils deviendraient alors expulsables. Comprenaient-ils cela ?

 

Je me rendis compte que je voulais qu’ils me racontent des histoires, entrant dans des critères juridiques. Moi qui, quelques mois auparavant, suppliais les Bangladais de m’épargner leurs récits politiques achetés à la hâte dans une ruelle de Paris. J’avais la vérité, la mort de leurs proches, le traumatisme lié à ces lieux où chaque pierre leur rappelait le visage d’un être aimé. Et pourtant, ils continuaient d’appeler leur pays «Haïti chérie».

 

Puis, mon esprit a plié sous le poids des visages des fantômes. L’Office ne m’avait pas préparée à cela. Rien n’avait été prévu pour les cauchemars des bons petits soldats. 

 

Haïti était une terre ensorcelée qui me fascinait jusque dans mes nuits. Je revoyais ce père caresser pudiquement les photos de ses enfants décédés. Je m’inquiétais pour cette mère qui vivait seule dans un container près du port. Je repensais à cette jeune fille terrorisée par des sorts vaudous, qui avaient sauté la mer pour la poursuivre jusqu’en Guadeloupe. Comment leur dire que leurs souffrances ne leur permettraient jamais d’obtenir la protection de la France ? Que le vaudou et autres récits magiques n’étaient pas considérés comme des persécutions ? Imaginaire ou réelle, leur maladie était bien là. Cette fois-ci, j’étais impuissante et mon «intime conviction» ne me servait plus à rien.

 

L’asile politique n’était qu’une roulette russe. Je démissionnai.

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Pourquoi il ne faut pas révéler la doctrine de l’OFPRA

7 février 2018

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J’avais tourné la page de l’OFPRA quand Clio Simon m’a contactée pour son projet de film. Je n’étais pas sûre de pouvoir l’aider. J’avais déjà écrit ce que j’avais à dire dans un article « Pourquoi il ne faut pas demander l’asile politique en France ». Et puis cela faisait déjà plus de cinq ans que je n’étais plus un bon petit soldat. Elle m’a rassurée : « Ce n’est pas les faits précis qui m’importent mais les souvenirs que tu en as. » 

Cette phrase ne m’a pas quittée et je lui ai écrit le texte qui suit :

 

Je me souviens de mon premier jour à l’OFPRA. A l’accueil, la secrétaire me tend un badge et me dit : « Portez-le de suite. On pourrait vous confondre avec les autres, les demandeurs d’asile ». Je ne capte pas de suite puis je comprends qu’elle fait référence à mon faciès étranger.

 

Le premier entretien auquel j’assiste est celui d’une Arménienne qui prétend avoir été persécutée en Russie. Mon collègue procède à un véritable interrogatoire sur la géographie du pays. Comme elle n’arrive à répondre à aucune question, il ne prend pas le temps d’écouter son récit. Sa logique est implacable : si elle ment sur sa provenance géographique, pourquoi étudierait-il son dossier ? Pour lui, c’est évident, sans faille.

Sur le trajet du retour dans le RER, je décroche mon badge. Le wagon est rempli de demandeurs d’asile. A présent, rien ne me distingue d’eux. Mon estomac se noue. Je me mets à apprendre par cœur les stations de la ligne du RER A, de peur que mon collègue n’émette des doutes sur ma nationalité. Je ne sais pas pourquoi, au lieu de me visualiser à la place de l’officier de protection, je me suis projetée dans les traits de la demandeuse d’asile.

 

Pendant deux mois, j’observe les entretiens de mes collègues. C’est un apprentissage sur le tas, par imitation des pratiques. On nous apprend à poser des questions objectives : sur la géographie, sur la chronologie des événements politiques, sur les noms des personnalités… Cela permet de vérifier la cohérence des propos du demandeur d’asile. Mais au final, on porte assez peu d’intérêt à la véracité des déclarations. Ce qui compte c’est la conviction avec laquelle il formule ses réponses. Pour accorder le statut de réfugié, on ne se demande pas : « Est-ce une histoire vraie? » mais « Ai-je été convaincue ? Est-ce qu’il m’a convaincue ? » Mon chef me répète souvent : « Fie toi à ton intime conviction, ce sentiment indescriptible ressenti lorsqu’un demandeur d’asile ment ».

 

Très vite, je me rends compte que j’ai peu voire aucun moyen de vérifier les faits allégués par un demandeur d’asile. Je n’ai pas le temps d’effectuer des recherches documentaires pour recouper les informations. Non, tout cela est trop chronophage et le temps est précieux.

J’ai été embauchée pour déstocker. Je dois rendre deux décisions par jour. Le renouvellement de mon CDD est conditionné par l’impératif de faire « mon chiffre ». Un rejet est très rapide à rédiger. C’est un « copier-coller » : « Les déclarations de l’intéressé sont demeurées vagues et stéréotypées ». Contrairement à un accord pour lequel il faut rédiger un argumentaire construit. L’intime conviction sied mieux aux rejets.

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La Convention de Genève figure sur chacune de nos décisions. Elle nous permet de croire que nous faisons preuve d’objectivité dans le traitement des demandes d’asile. Grâce à elle, nous sommes des techniciens spécialistes, des agents de l’Etat au pouvoir discrétionnaire. Elle nous rassure sur notre légitimité à juger la vie des demandeurs d’asile. En son nom, je questionne des hommes et des femmes éprouvés par l’exil de leur pays. Je les remets en cause, moi, du haut de mes vingt-cinq ans et de ma suffisance administrative. Je les trie « objectivement ». Ceux qui viennent pour des raisons politiques peuvent prétendre au statut de réfugié. Ceux qui viennent pour des raisons économiques doivent être déboutés. Il y a les « bons réfugiés » et les autres.

 

L’article premier de la Convention de Genève stipule que « le terme « réfugié » s’applique à toute personne qui craint avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ». 

 

Je m’interroge. Comment peut-on mesurer la rationalité d’une crainte ? Celle-ci peut être rationnelle pour certains et irrationnelle pour d’autres. Qu’est-ce qu’une persécution ? Je reçois des demandeurs d’asile sincèrement convaincus d’être victimes de sorts vaudous, handicapés par des traumatismes physiques et psychologiques. Pour autant, la France ne reconnait pas la magie noire comme constituant une persécution au sens de la Convention de Genève. 

 

La deuxième partie de la définition du réfugié est très précise. Un certain nombre de critères sont énoncés : race, religion, nationalité, groupe social, opinion politique. Autant de petites cases dans lesquelles la vie des exilés doit se plier. Un collègue a l’habitude de dire qu’un bon réfugié est un réfugié déjà mort. 

 

A l’OFPRA, nous nous cachons derrière la Convention de Genève en l’érigeant comme un texte juridique sacré. Or, ce n’est pas un texte juridique. C’est le fruit de négociations entre des états qui ont imaginé, inventé, fantasmé l’image du réfugié dans le contexte de la Guerre Froide. Les pays signataires ont construit la définition du réfugié comme étant un individu persécuté par un régime totalitaire. Ils ont écarté la question des violences économiques, des persécutions liées au sexe ou à l’orientation sexuelle des victimes…

 

Mes collègues ne nient pas mon point de vue. Parfois même ils le partagent, mais ils s’empressent aussitôt de refermer la brèche qui vient troubler le confort de leur routine tranquille. Ne dit-on pas : « On peut réveiller quelqu’un qui dort mais pas celui qui fait semblant de

dormir ? » 

 

Ils préfèrent croire qu’ils possèdent un pouvoir discrétionnaire. Ils suivent l’unique route tracée par la hiérarchie, en pensant qu’ils l’ont choisie. En réalité, leur champ des possibles est réduit au champ des possibles décidé par l’OFPRA. Mais tant que ces deux éléments se confondent, le mirage du pouvoir discrétionnaire est rendu possible. Pour que cette illusion dure le plus longtemps possible, ils évitent de contredire leur hiérarchie. Ils se comportent comme de bons petits soldats, car au fond d’eux ils savent qu’ils ne disposent pas du pouvoir d’imposer le respect de leur décision à leur chef. Tel est le gage de la durée du mirage.

 

Au bout d’une année, j’arrive à la conclusion que l’OFPRA est une immense fiction juridique collaborative. Il y a des pratiques imitées, des automatismes partagés, une représentation commune de la figure du « bon réfugié ». C’est la « doxa » : reconnaitre un réfugié repose sur le mode de l’évidence pour tous. La doctrine de l’OFPRA forme l’inconscient d’une formation professionnelle : un bureau des réfugiés imaginaires.

 

Je commence à devenir amère quand je réalise que les demandeurs d’asile ne sont pas égaux entre eux.  La doctrine énonce que le degré d’exigence pour obtenir l’asile politique varie selon la nationalité du demandeur. Sur une feuille, je trace un graphique avec quelques données pour démontrer ma thèse. Je le montre à mon chef. Il le contemple en silence, sans me contredire, sans me rassurer. Je comprends alors que j’ai raison.

 

C’est à ce moment que je décide de m’exiler à l’antenne de l’OFPRA à Basse-Terre, en Guadeloupe. C’est le choc avec Haïti : les orphelins du séisme et leurs fantômes. Rien n’est prévu pour les cauchemars des bons petits soldats. Mon intime conviction ne me sert plus à rien. Je ne veux plus participer à cette fiction. Je démissionne. 

 

Je n’ai qu’une idée en tête : revenir. Trois mois plus tard, j’atterris sur Grande Terre au Centre de Rétention  Administrative des Abymes. Le CRA est une prison où l’on enferme les sans-papiers en attente de leur expulsion. C’est désormais mon nouveau lieu de travail. Je suis accompagnatrice juridique pour la Cimade, association de défense des migrants. La Guadeloupe est le premier département français à reprendre la reconduite à la frontière des Haïtiens après le séisme. Une épidémie de choléra sévit à Port au Prince. Le Préfet ne s’en soucie guère. Haïti n’est qu’une île sur une carte pour lui. 

 

Je dois faire valoir les droits des retenus auprès des juridictions compétentes. Sont-ils parents d’enfants français ? Français eux même ? Quelles ont été leurs conditions d’interpellation ? Je dois faire vite car les avions pour Haïti et les bateaux pour la Dominique partent tous les jours et aucun recours juridique n’est suspensif. 

 

Je travaille une année entière, sans jamais déposer de demande d’asile dilatoire auprès de l’OFPRA. Je me rends compte que j’ai dû mal à en parler… C’est juste après Noël. La capitaine de police entre dans mon bureau sans frapper et avec un sourire narquois, elle me lance : « Je crois que vous n’en avez plus pour longtemps ». Je lis le fax qu’elle me tend : « Vous êtes convoquée devant la Commission de déontologie de la fonction publique pour incompatibilité de vos fonctions professionnelles antérieures et actuelles.» La phrase est brute, sans de formule de politesse. 

 

J’arrive à Paris dans un immeuble de verre et d’acier. Une dizaine de hauts fonctionnaires me scrute. La DRH de l’OFPRA a énoncé son réquisitoire en mon absence. Je ne sais donc pas ce qui m’est reproché. J’étale mes attestations sur le bureau : des lettres d’avocats, de responsables associatifs, du pasteur de la Guadeloupe garantissant mon intégrité morale. Très vite, je comprends que ça ne les intéresse pas. Le Président dit : 

« Vous connaissez parfaitement le système de l’OFPRA, vous y avez travaillé pendant deux ans. Aujourd’hui, vous pourriez fournir aux clandestins des tuyaux. Vous pourriez les aider à contester les décisions de l’administration. Vous pourriez… »  Je ne saisis toujours pas. Quels sont mes crimes ? Pourquoi emploie-t-il des verbes conjugués au conditionnel ? Suis-je accusée de délits hypothétiques ? 

Comme je ne capte vraiment pas, quelqu’un assis à la droite du Président se penche vers moi : « Ce qu’on essaie de vous faire comprendre, c’est que vos fonctions professionnelles actuelles posent un réel souci étant donné votre passé d’officier de protection. La Guadeloupe est une petite île. Vous comprenez ? » 

 

Quand on travaille dans la fonction publique, que l’on soit fonctionnaire ou contractuel, l’Etat a un droit de regard sur votre parcours professionnel pendant trois ans. Il peut s’opposer à n’importe quel autre boulot que vous avez. C’est écrit nulle part sur le contrat de travail. C’est une règle tacite. 

 

Le 15 février 2012, c’est la seule date dont je me souvienne exactement. La capitaine de police brandit une lettre : « Je viens de recevoir la décision. Prenez vos cliques et vos claques. Partez de suite ». La sentence tombe comme un couperet : « Interdiction de tout contact avec des demandeurs d’asile et le personnel de l’OFPRA en Guadeloupe pendant une durée de trois ans. » 

 

Cette sanction me fait comprendre que je n’aurais pas dû chercher à comprendre la doctrine de l’OFPRA. Cela ne regarde pas les bons petits soldats.

 

A travers le hublot de l’avion qui me ramène en métropole, l’île n’est plus qu’un point flottant sur l’horizon. Les nuages se referment sur mes souvenirs. L’administration a décidé de mon destin, comme j’ai décidé de celui de centaines de demandeurs d’asile.

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Voir ce(ux) que l’on ne veut pas voir

16 avril 2019

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Clio Simon a remporté le prix Tënk pour son film « Is it a true story telling ? ». J’espère que demain, tout ceux qui l’auront vu comprendront que la demande d’asile est une immense fiction juridique. Jean-Louis Comolli, réalisateur, scénariste et écrivain, a adressé ces quelques mots à Clio Simon à propos de son film « Is it a true story telling? » :

 

« Chère Clio, j’ai vu ton film que je trouve (évidemment) très remarquable et étonnant. La bande-son (qui est là pour que l’on s’y raccroche) est fort belle. Les quelques plans où tu montres des bâtiments, des coursives, etc. sont également très beaux. Je ne dirai rien de plus des longues plages de noir, qui se suffisent à elles-mêmes et dont, si nous nous voyons un jour, je discuterais la pertinence. Que faire de ce que l’on ne veut ou ne peut pas montrer ? Du cinéma, par pitié ! Il s’agit toujours un peu de frustrer le spectateur. De lui réapprendre son infirmité au coeur de la puissance illusoire du « voir ». (...) »

 

Cette infirmité d’aveugle, je l’ai ressentie lorsque j’ai vécu les événements qui me sont arrivés. Quand le film de Clio a été projeté, d’un coup les faits ont pris sens. Auparavant mélangées dans un désordre désolant, les pièces du puzzle se sont miraculeusement assemblées. Je pouvais perdre un jour la mémoire, mon histoire était inscrite sur un écran noir.

 

Tout a commencé en octobre 2013. J’ai écrit d’une traite, comme une lettre à un ami. Puis j’ai posté le billet. C’était mon premier article. Il s’intitulait « Pourquoi il ne faut pas demander l’asile politique en France. » Il y a eu des réactions, des commentaires, des encouragements. J’ai répondu à une interview, celle de Complément d’enquête sur France 2 à propos du métier d’officier de protection à l’OFPRA. Puis, j’ai choisi de tourner la page pour avancer.

 

En septembre 2016, je reçois un mail de Clio Simon : « Suite à la lecture de votre article, j’aimerais beaucoup pouvoir vous rencontrer. » Lors de cette première rencontre, Clio me parle de sa volonté de montrer ceux qui travaillent aux guichets de l’immigration, de mon personnage qu’elle imagine comme un funambule de cirque et de Stromboli, le film éponyme de l’île-volcan en Sicile.

 

Lorsque je rentre chez moi, j’écris, cette fois-ci en pensant au projet de Clio : 

 

« Croire que nous possédons un pouvoir discrétionnaire nous permet de nous placer aux dessus des étrangers. Il y a nous. Il y a eux. La frontière qui nous sépare est la détention de ce pouvoir. Le mirage est d’autant plus vif que nous voulons croire à cette illusion. Il nous est réconfortant de penser que nous incarnons l’Etat et que nous prenons des décisions importantes. Cela nous conforte dans notre vision d’être supérieur aux étrangers. Il y a des règles, des procédures, des directives. Nous ne posons pas de question, nous ne réfléchissons pas, nous ne doutons pas. Nous appliquons, nous imitons les pratiques de nos collègues, nous adoptons leur échelle de jugement de valeur. Nous sommes un corps. Il y a nous. Il y a eux. »

 

Les mois passent et je visionne, la Ñaña que Clio a filmée lors de son voyage au Chili. La voix puissante de Juanita Huenchumil dénonce ce qu’elle a subi. 

 

Son témoignage me pousse à écrire un texte plus personnel. Je le soumets à Clio. Elle me demande pourquoi je n’évoque pas la Commission de Déontologie : «  Ce serait dommage de ne pas souligner ce type d’immoralité. »  

 

Quelques jours plus tard, elle m’envoie cette phrase : « Les petites filles obéissantes vont au paradis. Les autres vont où elles veulent. »

 

Je reprends mon récit. A la manière des demandeurs d’asile, dont j’ai jugé les lignes impersonnelles, stéréotypées et peu crédibles, je couche sur le papier la chronologie des faits. Les visages de chacun d’entre eux flottent dans mon esprit. Je fouille ma mémoire et je retrouve la lettre de Madame James. Elle me l’avait glissée entre les mains juste avant son expulsion.

 

« Je suis venue ici avec un seul désir : rendre la vie de ma famille plus facile et plus confortable. Au lieu de m’élever vers le haut, les événements m’entrainent vers le bas. Aujourd’hui, ma vie est fichue. Mes problèmes me rattrapent et me renvoient aux mauvais souvenirs. Je me souviens de la cruauté des personnes qui m’ont blessée et j’en éprouve de la haine. 

 

Qu’ai-je fait ? Où suis-je ? 

 

Je repense au 22 janvier 2011, ce jour où j’aurais pu perdre la vie. Je ressens de la colère, de la rage, de la haine. Ma situation est telle une blessure profonde. Si elle semble cicatriser avec le temps, sous les croutes sèches, la plaie demeure vive. Cette blessure vit en moi comme un arbre enraciné dans mon coeur... Une fois que les racines sont déployées, il est dur de le faire mourir. Il peut surgir à tout moment de la terre. 

 

Parfois, j’aimerais avoir une personne à qui me confier, quelqu’un qui comprendrait à quel point je suis meurtrie. En ce moment, je pense et je repense à la manière dont j’ai perdu la vie en quittant ma famille. 

 

Ma fille chérie, celle pour qui je suis le père et la mère, qu’ai-je fait ? Que n’ai-je pas fait ? Pourquoi ma vie s’écroule-t-elle ? 

 

Si seulement, je pouvais rentrer à la maison et prendre soin de mon bébé, je le ferai de suite. Je laisserais derrière moi cet endroit plein de chagrins et de douleurs, même si je sais que ces souvenirs seront gravés en moi où que je sois. 

 

Mon Dieu, je t’en prie, donne-moi encore une chance de briller, je t’en prie. » 

 

 

Ces mots décrivent l’impasse dans laquelle certains de nos choix nous placent. J’ai partagé son désarroi.

« Qu’ai-je fait ? Que n’ai-je pas fait ? » Ces questions ne m’ont pas quittée lorsque la Commission de Déontologie m’a forcée à abandonner la Guadeloupe. 

 

Je me souviens du paysage doré des grands fonds. Les figuiers maudits formaient une voûte ombragée au dessus de la route. Le morne était coiffé de nuages immaculés. Ces repères me surprenaient chaque fois, comme si je ne retrouverais jamais mon chemin.

 

J’ai écrit vingt et une pages. Je n’imaginais pas à quel point il est difficile de rédiger un récit de vie. L’OFPRA exige des demandeurs d’asile qu’ils le fassent sous quatre-vingt-dix jours, comme s’il s’agissait d’une simple formalité administrative.

 

Pour le film, je raccourcis le texte. Il se nomme « Pourquoi il ne faut pas révéler la doctrine de l’OFPRA. »

 

En juillet 2017, lors de l’enregistrement de la bande sonore à l’IRCAM, je suis accrochée à mes notes. Je lis mes phrases mot pour mot. Clio insiste pour que je pose mes feuilles. J’hésite. J’ai peur de me tromper comme si j’allais être jugée sur la véracité de mon histoire. Le destin se jouait de moi. J’étais à la place des demandeurs d’asile que des années auparavant j’interrogeais.

 

Le 26 janvier 2018, le film est projeté au Festival Hors pistes au Centre Pompidou.

 

Aujourd’hui, il remporte le prix Tënk au Festival international du documentaire émergent.

 

J’espère que demain, tout ceux qui l’auront vu comprendront que la demande d’asile est une immense fiction juridique.

 

Jean-Louis Comolli remarque à propos « des longues plages de noir » qui ponctuent le film : « Que faire de ce que l’on ne veut ou ne peut pas montrer ? »

 

Et que faire de ceux que l’on ne veut pas voir et accueillir ?

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Violences policières, un quotidien banal dans les Centres de Rétention Administrative

20 juin 2020 

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A l’occasion de la Journée Mondiale des Réfugiés, je souhaite témoigner de la violence non visible, sournoise et banalisée dans les Centres de Rétention Administrative. Les violences policières ne sont pas seulement constituées de coups et de blessures. Elles s’insinuent dans des mots, dans des détails du quotidien, dans des actes répétitifs et volontairement réitérés.

 

Après avoir démissionné de l’OFPRA, je reviens trois mois plus tard en Guadeloupe, où je suis accompagnatrice juridique au Centre de Rétention Administrative (CRA) des Abymes. C’est un drôle de nom pour un lieu où l’on enferme les sans-papiers avant leur expulsion. Depuis la grille ceinturant le bâtiment carcéral, le bleu que je vois n’est plus celui de la mer, mais celui des uniformes des policiers.

 

Mon bureau est un minuscule bocal vitré dont la température approche les 40°. Les policiers refusent de me remettre la télécommande de la climatisation, sous prétexte qu'ils ont acheté les piles qui se trouvent à l’intérieur de l'objet. Je rédige un rapport à ma hiérarchie. Je n’aurais jamais cru que mon premier plaidoyer fût celui pour le droit à la climatisation. Au bout d’un mois, quand l’objet m’est enfin remis, il est vide. Les policiers ont pris soin d’y enlever leurs piles. 

 

Pour sortir de mon bureau, je dois demander l’ouverture de la grille aux policiers. Ma liberté de mouvement est soumise à leur autorisation. Un matin, un policier de l’aéroport refuse de m’ouvrir. Je m’énerve. Il lance à l’attention de ses collègues : « Poul pa ka chanté douvain kòk ». Ce n’est pas la femme qui donne des ordres. Et ils éclatent de rire.

 

Après cet épisode, une policière passe de temps en temps pour discuter, comme si cette insolence machiste nous avait rapprochées. Son comportement amical est jugé suspect par ses collègues. Elle est venue me prévenir qu’elle ne me parlerait plus. Elle attend sa mutation, elle ne voudrait pas la compromettre.

 

La Guadeloupe est le premier département français à reprendre l’expulsion des sans-papiers haïtiens après le séisme. Une épidémie de choléra sévit à Port au Prince. Le Préfet ne s’en soucie guère. Pour lui, Haïti n’est qu’une île sur une carte et chaque Haïtien expulsé : un chiffre de plus.

 

Les Haïtiens se succèdent derrière les barreaux du CRA et leurs histoires sont violemment absurdes.

 

Monsieur T. a été interpellé pour avoir grillé un panneau STOP. La Préfecture motive sa décision en ces termes : « Le non respect du Code de la Route démontre que l’intéressé ne respecte pas les valeurs de la République Française et sa non-volonté à vouloir s’intégrer dans la société française ». Monsieur T. est reconduit en Haïti quelques heures plus tard.

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Monsieur L. est incrédule. Avec ses mains abîmées par la canne à sucre, il se frotte le visage comme pour se réveiller d’un mauvais rêve.

« Je travaille depuis plus de dix ans à l’usine sucrière. Il y a un mois, j’ai utilisé toutes mes économies pour acheter un billet d’avion pour Port-au-Prince. Ce matin, les policiers me contrôlent sur la route, comme ça, par hasard. Maintenant, je suis ici et on me dit que je vais être expulsé ? Je ne peux pas partir comme ça. Je suis nu comme un mendiant… » 

 

Dans son passeport, je trouve un aller simple Pointe-à-Pitre/Port-au Prince. Soudain, un policier entre dans mon bureau pour récupérer urgemment la pièce d’identité de Monsieur L. Je la lui remets. Puis, réalisant que le titre de voyage est resté à l’intérieur, je me presse derrière lui. 

 

Dans le bureau du greffe, la major prend un air étonné : « Un billet d’avion ? Le passeport était vide. » Elle répète cette phrase d’un ton amusé, tel un magicien qui vient de réussir un tour de passe-passe. Je lui réponds : « C’est dans votre intérêt que je vous fais part de cette information. J’ai pensé que ce serait plus économique pour vous, que Monsieur L. parte avec le billet d’avion qu’il a acheté, que de lui en prendre un nouveau pour l’expulser aujourd’hui. »            

 

« Nous finissons les formalités et j’examinerai sa situation après » m’indique la major, en me raccompagnant à la sortie.

 

Dans le couloir, encadré par deux policiers, Monsieur L. me jette un regard fébrile. Je hoche la tête pour le rassurer. Alors que je suis au téléphone avec un avocat, qui me confirme l’irrégularité de la procédure d’expulsion, j’entends des policiers chanter : « Miami beach baby ». Je me précipite à la porte. Le fourgon est en train de démarrer. Monsieur L. m’adresse un signe d’adieu. Son cauchemar est en train de devenir réalité. Il rentre au pays les mains vides, nu, honteux et humilié, tandis que les policiers se réjouissent de leur future escale en Floride au retour d’Haïti.

 

La major s’approche de moi. Ses lèvres pourpres s’écartent dans un rictus : « Ce n’est pas de ma faute, ce sont mes collègues qui l’ont embarqué. » Je lui rétorque : « Et qui donne les ordres ici ? » Elle ne relève pas, elle tourne les talons et son postérieur danse en s’éloignant. 

 

Monsieur P. ressemble à un fantôme avec ses vêtements gris. Au quatrième jour de son enfermement, il me tend un reçu de facture : deux mille euros versés en espèce à son avocate. « Je me suis endetté pour payer cette somme. Mon avocate ne m’a pas encore contacté. Je pensais qu’elle allait venir… J’ai appris que mon expulsion est prévue pour demain…» Je compose le numéro de Maître D. Personne ne répond. J’insiste. Elle décroche au bout du troisième appel. Je lui dis : « Bonjour, je suis avec votre client Monsieur P. retenu au centre de

rétention… »

 

Soudain, une escorte de policiers fait irruption dans mon bureau : « Changement de programme : embarquement immédiat ! »

Un policier attrape fermement Monsieur P. par les épaules. Ce contact brutal surprend le retenu qui, dans un mouvement de recul, tombe de sa chaise. Le policier se jette de suite sur lui. Son genou se plante dans le dos de Monsieur P. qui tend le bras vers le combiné téléphonique. Le policier enfonce plus profondément son genou. Monsieur P. se débat, crie, hurle. Il libère ses silences, ses frustrations et ses colères en des râles de transe. Des convulsions agitent son corps. Sa respiration devient plus en plus saccadée. Dans l’escorte, un seul policier observe la scène. Les autres se cachent le visage dans le col de leur veste. Au bout du fil, Maître D. crache d’une voix hystérique : « Que se passe-t-il ? 

Que fait-on à mon client ? » Je bégaie : « Il va être expulsé… » 

 

Monsieur P. menotté est traîné au sol par les pieds. Sa joue baignée de larmes efface les empreintes des policiers. Il murmure des phrases incompréhensibles. Les policiers le soulèvent et le balancent à l’intérieur du fourgon comme un sac jeté aux ordures. 

Dessinée sur le sol crasseux, j’aperçois une cicatrice : celle de son trajet forcé de mon bureau à la sortie. 

 

Le soir, au journal télévisé, Maître D. s’indigne de l’expulsion de son client en souriant. Elle omet de dire au journaliste qu’elle n’a jamais mis les pieds au CRA. 

 

Ayant saisi le défenseur des droits, une enquête de l’inspection générale de la police est ouverte. Un mois plus tard, des experts viennent au CRA pour former les policiers aux techniques d’immobilisation. Regroupés dans la salle jouxtant mon bureau, ils s’adonnent à des exercices pratiques. Certains jouent le rôle des sans-papiers, d’autres celui des policiers. Je les entends s’amuser comme des enfants.

 

Monsieur et Madame N. sont enfermés dans des cellules séparées, lui dans l’aile réservée aux hommes, elle dans celle des femmes. Quand ils se retrouvent dans mon bureau, leurs mains ridées s’agrippent l’une à l’autre. A plus de soixante ans, ils n’ont jamais imaginé moisir dans cette prison décrépite. Ils ont toujours mené leur vie honnêtement. « Nous avons travaillé pour la famille L. C’est une grande famille respectable. Mon épouse s’occupait de leurs enfants et de la cuisine. Moi, je coordonnais les travaux des champs. Nous venons de prendre notre

retraite. » 

 

La famille L. m’envoie en urgence tous les documents nécessaires : les fiches de paie, les factures, les quittances de loyer et des lettres de recommandation louant le dévouement de leurs anciens employés. Le Tribunal Administratif fixe une audience le lendemain à huit heures trente. Je rassure le couple. La rapidité de la convocation est un bon signe. Confiants, ils séparent leurs mains liées durant tout l’entretien et 

regagnent leur cellule respective. 

 

Le matin suivant, alors que je viens d’arriver, Madame N. se jette sur moi, affolée : « Ils l’ont pris. Ils l’ont pris dans son sommeil ! » Je referme la porte de mon bureau derrière nous. « Les policiers ont réveillé mon mari vers six heures pour partir à l’aéroport. Je les ai entendus à travers la grille. Mon mari leur a dit qu’il s’agissait d’une erreur. Il ne pouvait pas s’agir de lui, car il devait aller au Tribunal à huit heures trente. 

Puis d’une voix apeurée, il m’a appelée. Je me suis précipitée. Je l’ai vu à travers les barreaux. Les policiers l’ont traîné de force vers le fourgon. Devant l’entrée, il a perdu ses lunettes. Comment va-t-il faire ? Il ne voit rien sans ses lunettes… »

 

Un policier frappe à la porte. Il m’apprend froidement que Monsieur N. a été expulsé en Haïti sur le premier vol de la journée. Il ajoute :

« Vous savez qu’aucun recours n’est suspensif. » Il fait signe à Madame N. de se préparer pour l’audience. Celle-ci redresse le buste dignement et rajuste les plis de sa robe fleurie. Une lueur de détermination efface ses rides : « Je témoignerai de ce que j’ai vu. »

 

Sans surprise, le Tribunal Administratif annule l’expulsion de Monsieur et Madame N. en Haïti. 

 

Madame N. rentre donc chez elle, dans sa petite case rue Bois Riant, libre mais seule.

 

Ces histoires vraies montrent que les violences policières ne sont pas seulement constituées de coups et de blessures. Elles s’insinuent dans des mots, dans des détails du quotidien, dans des actes répétitifs et volontairement réitérés. 

 

C’est cette violence non visible, sournoise et banalisée qu’il faut combattre, car elle n’engendre pas des images spectaculaires, elle ne fait pas les unes des journaux, elle ne mobilise pas les foules. Pourtant, il faut éprouver la même indignation à son encontre. 

 

Cette indignation doit conduire à la fermeture des Centres de Rétention Administrative, qui sont, comme l’indique le nom du CRA de Guadeloupe, un abîme : « un lieu, un espace qui n’a pas de limites assignables ».

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Haïti

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