voyage en terre d'asile
A ma grand-mère, partie en voyage, le jour de la publication de ce site
Avant l'exil, les personnes avaient un nom.
Après leur exil, ils sont définis par leur situation administrative :
demandeurs d'asile, sans-papiers, réfugiés.
Parfois leur appellation relève du champ politique :
la vague des migrants, l'immigration clandestine, l'afflux de réfugiés.
Rarement, le mot "étranger" est utilisé au singulier.
Comme si "les étrangers" au pluriel étaient une entité propre.
Pour les définir, on les différencie.
Il y a eux. Il y a nous.
Il y a les réfugiés ukrainiens. Il y a les autres.
Ces autres, qui vivent dans la "jungle de Calais".
Qui vit dans une jungle ? Les animaux et les sauvages.
Il y a les civilisés. Il y a les sauvages.
Il y a eux. ll y a nous.
Avant l'exil, les personnes avaient
un nom, une passion, un amour qui les définissaient.
Ce sont ces hommes et ces femmes* que je veux vous raconter.
Les passagers :
des noms,
des passions,
des amours.
Des individus
non définis
par l'exil.
* L'identité et les photographies des personnes ont été modifiées.
"Le migrant nu est celui qui a tout perdu, jusqu'à son nom."
Edouard Glissant
Je ne suis ni un migrant ni un exilé
Je suis un voyageur
Je ne fuis ni la guerre ni la pauvreté
Je suis un nomade
Je ne suis ni un étranger ni un sans papier
Je suis venu pour l'aventure
Je n’ai pas choisi l’endroit où je suis né
Laissez-moi choisir où je vais
Où je vis
Où je suis
Et être libre
Djamel est Français. Il a été arrêté par les policiers à Perpignan. Comme il n'avait pas ses papiers, il a été envoyé au Centre de Rétention. Djamel allume une cigarette, avec un flegme déconcertant. "J'ai l'habitude de l'injustice" m'affirme-t-il. "J'espère juste que quand ils me libèreront, le déjeuner de famille ne sera pas terminé" ajoute-t-il, toujours calme.
Dans sa jeunesse, Manuel a gravi le Machu Picchu.
Il se définit comme un nomade. Toujours en mouvement, il supporte très mal l'enfermement au Centre de Rétention. Pour lui changer les idées, je lui propose à boire. "Un grand verre de Coca bien glacé, s'il vous plait" me répond-t-il spontanément.
Je lui précise : "Dans mon bureau, je n'ai qu'une bouilloire. Je peux vous proposer du thé ou de la tisane..."
"Comme chez ma grand-mère !" me déclare-t-il, en me lançant un clin d'oeil.
Seck est cuisinier sur un paquebot de touristes. Il aurait aimé travailler dans la mode au Sénégal. "Tu connais la SAPE, la Société des Ambianceurs et des Personnes élégantes ?" me demande-t-il. C'est vrai que Seck ressemble à un dandy. Son charisme et son élégance contrastent avec l'univers carcéral du Centre de Rétention.
"Je dessinerais bien de nouveaux uniformes aux policiers, quelque chose de plus féminin et de plus chic" ajoute-t-il, en griffonnant un dessin sur son Obligation à Quitter le Territoire.
Farid a de profondes cicatrices qui lui courent sur les bras. Comme tous les jours, je le reçois dans mon bureau. Cet après-midi là, mon air est sombre, la machine administrative m'avait asséné un violent K.O.
Philosophe, Farid me console : "Peu importe de tomber. L'important est de savoir se relever."
La soeur jumelle de Madi voulait être chanteuse. Puis, il y a eu la guerre. Madi me raconte son histoire avec une rage de vivre. "Avant qu'elle meure, je lui ai promis de réaliser son rêve." Elle ferme les yeux, ses mains frappent en rythme la surface de mon bureau. Elle chante.
Joseph Napoléon porte un nom qui le prédestine à un brillant avenir. Etudiant à l'université de Port-au-Prince,
il a créé une revue étudiante. Ses soirées, il les passe à lire les grands auteurs de la Négritude. Lorsque je le reçois en entretien, je suis frappée par son éloquence.
Dans ma tête, je me dis que je devrais garder son contact, au cas où il deviendrait Président d'Haïti.
Dans la petite salle d'attente de Basse-Terre, Madame Marcelin semble inquiète. Depuis qu'elle m'a vue, elle n'arrive pas à rester assise. Soufflant sur mon café brûlant, je lui propose une tasse. Un sourire rassuré se dessine sur son visage : "Ah vous parlez français ! En vous voyant arriver, j'ai eu peur... Je ne sais pas parler chinois..."
"Moi non plus " lui dis-je d'un ton badin.
Madame Morovian a organisé une fête de départ pour remercier ses proches. Ils ont financé son voyage et celui de sa fille malade. En Arménie, il n'existe pas de traitement pour la maladie de la petite.
"Je sais que je n'ai pas le droit de demander l'asile pour des raisons médicales. Mais, je n'ai pas pu obtenir de visa. Mon enfant a trois ans, elle est belle comme un tournesol. Qu'aurais-je pu faire d'autre ?" me confie-t-elle les larmes aux yeux.
Monsieur Hakobyan a une passion : le modélisme. Depuis qu'il est arrivé en France, il a entrepris de réaliser la Tour Eiffel en allumettes. Un journal local est venu le photographier à côté de son oeuvre d'art. Sur le cliché, son épouse et ses trois enfants le regardent avec admiration. C'était le but de sa maquette : remettre des étoiles dans les yeux de ceux qu'il aime, comme pour se faire pardonner de les avoir contraints à l'exil.
"Ma Dou" c'est comme cela que les enfants d'une grande famille, propriétaire d'une usine sucrière, surnomment Madame Neuvoir. "Mémé Dou" c'est comme cela que les petits-enfants la nomment.
"Ma douce" c'est comme cela que son époux l'appelle. Depuis plus de cinquante ans, Madame et Monsieur Neuvoir sont inséparables. Aujourd'hui, Madame Neuvoir rentre seule dans sa petite case rue Bois Riant.
Monsieur Neuvoir a été expulsé en Haïti, le matin même.
Michel se fait appeler Mickaël en France.
Il trouve que ça sied mieux avec son rêve d'être DJ. En Haïti, il mixait dans les boites de nuit. "J'organisais des sound system chez des particuliers, lors des fêtes ou dans la rue. Tu sais, on danse partout chez nous !" me lance-t-il.
En l'écoutant, j'oublie Haïti l'île meurtrie et découvre Haïti l'ambiancieuse !
"Dites à la police de ne pas me renvoyer au pays,
ma mère est une vraie mère juive. Un comble pour un arabe comme moi !" plaisante Khalil. Sous les boucles brunes qui inondent son visage, deux yeux rieurs s'illuminent. "Ce matin, les policiers m'ont interpellé alors que j'étais avec une gazelle ! Quel manque de savoir-vivre de leur part !" enchaîne-t-il.
Sa verve et son humour lui ont permis de convaincre la juge de le libérer. Quand il revient dans mon bureau pour m'annoncer la nouvelle, il me soulève dans ses bras de joie. "La juge n'a pas pu résister à mon charme" s'amuse-t-il.
Clovis vit en Suisse avec son compagnon. Ensemble, ils travaillent dans l'événementiel.
La police l'a envoyé au Centre de Rétention le temps de vérifier si ses déclarations sont vraies.
Bien qu'il ait présenté ses papiers, son permis de conduire, toutes les preuves de sa régularité sur le territoire, sa couleur de peau le désigne comme suspect. Dans mon bureau, il me montre la photo de son amoureux."J'espère qu'un jour, on pourra se marier et que le mariage mettra fin à toutes ces aberrations..." souffle-t-il.
Alan est un enfant, un gamin, un Gavroche. Comment les policiers ne l'ont-ils pas vu ? En attendant le résultat du test osseux, qui vise à prouver sa minorité, Alan voudrait un ballon pour jouer au foot dans la cour bétonnée et entourée de grillage barbelé du Centre de Rétention. "Sur la vie de ma mère, je suis le futur Cristiano Ronaldo" m'atteste-t-il.
Ce matin, j'ai apporté des croissants au Centre de Rétention. Momo me prévient que le boulanger m'a arnaquée. Les croissants qu'il m'a vendus ne sont pas de bons croissants. J'éclate de rire : "Je ne les ai pas achetés. Je les ai faits !" Gêné, il s'excuse. "Dans la vie, je suis artisan boulanger-pâtissier... La prochaine fois, je vous en apporterai des tout frais au beurre."
Il n'en aura pas l'occasion. Momo est expulsé le lendemain au Maroc.