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Le récit de mon voyage

13 septembre 2022

 

Au milieu des demandeurs d’asile, j’observe le visage d’Ahmed. Le jeune Afghan est à l’Office Français des Réfugiés et Apatrides pour raconter son récit d’exil. Le coeur nu, il pense que la sincérité de son histoire sera suffisante pour obtenir le statut de réfugié. Certains de ses compatriotes ont été plus pragmatiques. Ils ont acheté des récits, en s’imaginant que leur prix est proportionnel à leur chance d’obtenir l’asile politique. Dans la file qui serpente au pied de l’Office, aucun d’entre eux ne se doute de la violence qui les frappera, lorsqu’ils seront déboutés. 

Le drapeau français pend comme un fruit étrange au-dessus de l’entrée du bâtiment. Le tissu dessine une ombre sur le visage d’Ahmed. Je sais qu’il pleurera le rejet de sa demande d’asile. Je détourne le regard. Je ne veux plus être un bon petit soldat. Je ne peux plus infliger cette violence administrative. Je démissionne.

Pour me punir de mon affront, l’Administration prononce à mon encontre une interdiction de tout contact avec des demandeurs d’asile et le personnel de l’OFPRA pendant une durée de trois ans.

Durant cette période, je respecte ma condamnation. Trois années passent. 

Puis, les images de la jungle de Calais, des forêts de tentes sur les rives de la Seine et des naufragés du « mur Méditerranée » font irruption dans ma réalité. Ces événements bousculent mon silence. J’écris des articles sur l’immense fiction juridique qu’est l’OFPRA. Je témoigne dans le film de Clio Simon « Is it a true story telling ? ». J’interviens dans des conférences. C’est insuffisant. Les images des démantèlements des camps, des violences policières et de l’indifférence générale me parviennent avec une acuité extrême. Il faut me rendre à l’évidence. Personne ne remet en cause la Convention de Genève. Personne ne conteste la figure du « bon réfugié ». J’ai beau dénoncer l’absurdité du système, celle-ci se renforce.

Peu à peu me vient l’idée d’un manuel à destination des demandeurs d’asile et de leurs accompagnants. Si l’approche frontale ne fonctionne pas, pourquoi ne pas tenter un détour ? Je commence à rédiger « Comment devenir un parfait demandeur d’asile ». Dès les premières lignes, mes souvenirs remontent à la surface. Ils flottent sur les vagues comme les barques de migrants, qui attendent d’accoster dans un port. Pour que le demandeur d’asile cesse d’être un naufragé et qu’il devienne le capitaine de son voyage, mon texte doit être un outil : un objet concret, utile, précieux et qui sert à fabriquer autre chose. 

Ainsi, à partir de situations concrètes issues de mon expérience d’officier de protection, j’ébauche mes premières pistes de réflexion. Je m’astreins à une règle : chaque paragraphe doit avoir une utilité pratique et rendre hommage à Mètis, la déesse grecque de la ruse et de la survie, des techniques et des tactiques.

Lorsque le manuel est terminé, je l’envoie à Hippolyte. Cet artiste m’émeut par la sensibilité et la sincérité de ses textes et de ses dessins. Dans son journal retraçant son voyage à bord de l’Ocean Viking, il avait relaté le sauvetage d’un bébé. Je ferme les yeux et revois celui qui fut posé dans mes bras.

Madame E était venue à l’OFPRA, accompagnée de sa mère et de sa fille, un nourrisson de quelques mois. A l’Office, le règlement est strict : les demandeurs d’asile sont entendus seuls, sans la présence de leurs proches. Pour Madame E, j’avais exceptionnellement enfreint cette règle. J’acceptai de les recevoir toutes les trois. Au milieu de l’entretien, Madame E se mit à geindre. Sa voix était rauque, comme si ses cordes vocales avaient été usées d’avoir trop hurlé. Sa mère me demanda : « Je peux la conduire aux toilettes ? ». Elle déposa dans mes bras le bébé emmailloté, qui se mit de suite à pleurer. Je fredonnai la berceuse créole de mon enfance : « Dodo la minette, l'enfant de Jeannette, si la minette, i dodo pa, sat maron va souk aèl ». La petite fille attrapa mon index, le serra dans son poing et referma ses paupières. 

Hippolyte me répondit quelques semaines plus tard. Il vit sur mon ile natale, à la Réunion. Il accepta d’illustrer la couverture du manuel afin que celui-ci devienne un objet  précieux : un objet dont on a envie de prendre soin.

Désormais, cet outil devait participer à créer la Relation. Le philosophe et poète Edouard Glissant définit la Relation par trois verbes : relier, relayer, relater. C’est ici qu’interviennent Cédric Herrou et Loïc Le Dall d’Emmaüs Roya. Leur présence s’est imposée comme une évidence, face aux silences des institutions universitaires, des éditeurs et des associations nationales lorsque je leur présentais mon manuel. 

Cédric Herrou est agriculteur dans la vallée de la Roya. C’est un digne héritier d’Edouard Glissant, dont la maxime fut : « Agis dans ton lieu, pense avec le monde ». Lorsqu’il m’envoie son texte-préface, Cédric s’excuse presque de l’avoir écrit. « J'espère que ça vous ira, c'est un peu perché mais c'est ce que votre manuel m'a inspiré. Dites-moi, sans gêne, si ça ne vous va pas » m’écrit-il par mail. Son texte est poésie. Cédric est un poète qui cultive des oliviers.

Cédric me met en relation avec Loïc Le Dall, le président d’Emmaüs Roya. Nous échangeons par téléphone. Je n’ai pas besoin d’expliciter ma démarche, il me comprend de suite. Il saisit les silences auxquels je me bute. Trois mois plus tard, le poulailler d’Emmaüs Roya brûle. Loïc est dépassé. Nous nous envoyons de temps en temps des messages.  Le temps passe, mais je garde espoir que le manuel soit un objet-livre. 

Puis, je décide de rentrer définitivement dans mon île. Je sens que le projet du manuel  s’éloigne. Je suis loin maintenant. Je ne pourrais pas gérer l’impression et la distribution à distance. 

Un nouveau détour se profile à l’horizon. Pourquoi ne pas mettre le manuel en téléchargement libre sur le net ? En énonçant cette solution à haute voix, c’est une évidence. Un site internet me permet d’être libre d’écrire ce que je veux, d’ajouter des éléments au fil du temps et puis le hasard du net est créateur de la Relation.

J’envoie un message à Loïc pour lui partager le lien. Il me répond : « Je travaille à faire relayer le lien… » Relayer, le verbe qu’il emploie résonne avec la définition de la Relation d’Edouard Glissant. Il ajoute : « ça a l’air de prendre, tu n’es plus seule ».  

Ce long voyage prend donc fin pour moi et commence pour les lecteurs sur ce site.

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Grand-mère et moi dans une forêt de cryptomérias. Depuis quelques jours, elle y est repartie et ne reviendra pas.

Le dernier voyage de mémé

Le ronronnement des appareils à oxygène couvre les soupirs de Mémé. Allongée sous un drap à fleurs, elle dort. Sur la commode, entre les photos des petits-enfants, sont posés : un vase rempli de branches de rameau, un Bouddha rieur, une statuette de la Vierge Marie et des petits flacons d’huile essentielle. Sur l’un d’eux est inscrit « Huile d’immortelle ». Je voudrais arroser Grand-mère de cette potion magique pour qu’elle ne parte pas. 

 

En Amazonie, les Indiens Yanomami disent qu’une personne est partie dans la forêt pour signifier qu’elle est montée au Ciel. Cette image sylvestre m’émeut. La forêt est un endroit fixe, inscrit dans un paysage. Contrairement au ciel, qui est infini et mouvant selon l’état des nuages.

 

Le cancer mange le vieux corps de Mémé. Petit à petit, la maladie a modifié violemment les traits de son visage. Mémé a la bouche ouverte. Ses lèvres dessinent une moue triste et sa langue est recroquevillée sur le côté. Des cernes profondes se mêlent à ses rides. Sous ses paupières demi-closes, ses yeux fixent le néant. Ses iris ont perdu de leur éclat, comme si une pluie diluvienne les avait décolorés. Délicatement, je passe ma main sur ses cheveux blancs. Mémé n’aurait jamais accepté d’être aussi mal coiffée. Elle avait toujours dans sa poche un petit peigne pour se recoiffer quand le vent emmêlait ses cheveux.

 

Quelques jours auparavant, j’étais venue lui rendre visite à l’hôpital.  Mémé m'avait demandé :

— Quand repars-tu ?

— Je suis revenue. Je ne repars plus.

J'avais dû lui répéter cette phrase mille fois.  Je n’avais pas imaginé à quel point mon absence de l’île l’avait peinée.

Au vu de son état préoccupant, la médecin de l'hôpital avait déclenché en urgence l’hospitalisation à domicile. Vingt-quatre heures plus tard, Grand-mère était rentrée chez elle, à la Montagne. A ce moment, j'avais pensé : « De la Montagne, la balade est plus belle pour partir dans la forêt. »

 

Je chasse mes souvenirs. Ce matin, je suis seule avec Mémé, qui dort encore. Je rapproche une petite table pliante près de son lit médicalisé pour y poser mon ordinateur portable. Aujourd’hui, c’est le treize septembre, le jour où je publie le manuel que j’ai rédigé à l’attention des demandeurs d’asile. C’est également le jour où mon site internet est officiellement en ligne.

C’est étrange comme les mots peuvent être porteur de malheur. Intitulé « Voyage en terre d’asile », je me rends compte que les syllabes rapprochées forment le mot « enterre », du verbe « enterrer ».

 

Je jette un coup d’oeil à Grand-mère, qui commence à s’agiter. 

— Où est le Père Datin ? s’impatiente-t-elle.

— Tonton est allé le chercher…

— Qu'il se dépêche. Je ne peux plus attendre...

— Ils arrivent. Tienbo* !

— Ma tête va exploser. J'ai mal...

Tienbo !

Mi gingn pu. Mi sava mouri*.

Tienbo Mémé !

Il est huit heures vingt. Grand-mère serre ma main comme un nourrisson qui attrape dans son poing le doigt de sa mère.

Tienbo Mémé !

Je répète à Mémé de tenir bon jusqu’à l’arrivée du curé. Au fond de moi, je me dis que je lui inflige la douleur de se battre au lieu de partir en paix. Son visage se crispe. Elle a tellement mal que ses pieds sont tendus comme la corde d’un arc. Ses doigts sont froids et bleus.

Le portail s’ouvre enfin. Le Père Datin arrive. Mémé ouvre les yeux. La moue triste de sa bouche se défait. Elle va recevoir l’extrême onction. Dans ses mains, le curé tient un livre dont le titre est « Je rencontre Jésus », une expression chrétienne pour signifier partir au Ciel. A la fin de la prière, il impose ses mains sur le front de Grand-mère.

— Ce ne sont pas mes mains, ce sont celles de Dieu, qui par ce geste, te choisit pour être à ses côtés. 

Mémé tourne sa tête vers le prête.

— Excusez-moi, mon Père de vous avoir dérangé…

— Jeannine, tous les dimanches, vous venez chez moi. Aujourd’hui, c’est moi qui vient chez vous.

Mémé ferme les yeux. Elle a l’air sereine. Elle sait que le Bondié l’accueillera au Ciel ou dans la forêt. 

 

Après le départ du Père Datin, Mémé sombre dans un sommeil profond. Je n'entendrai plus jamais sa voix.

 

Le 14 septembre, il est quatorze heures. Dans la chambre, Grand-mère respire de plus en plus lentement. Maman, mes deux oncles, mon père et moi entourons Mémé. « Nous sommes tous là, auprès de toi. Tu peux partir en paix » dit maman, en pleurant. La bouche de Grand-mère ressemble à un coquillage séché. Elle aspire l’air dans un rythme de berceuse lente. Mon père déclare : « Pour mon papa, cela a duré six heures… »

Pour résister au temps long, je décide de préparer du kafé-koulé. Dans la cuisine blanche, baignée par les rayons d’un après-midi ensoleillé, j’attrape le paquet de café vanille. Je n’ai pas demandé qui en voulait. Je repars dans la chambre et demande : « Qui veut du café ? » .

Papa chuchote : « Céline, c’est imminent… ».

 

La peau de Mémé a la couleur d’un hibiscus fané. Ses lèvres se sont figées. J’ai du mal à croire qu’elle est partie. Je scrute sa poitrine à la recherche d’un mouvement de respiration. Papa dit qu’il faut prévenir la famille. « Attends, elle va peut-être respirer à nouveau » dis-je. Nous décidons d'attendre Nasser, l'infirmier qui s'occupe de Mémé, pour être sûr.  Des miracles se produisent tous les jours, non ?

Quelques minutes plus tard, Nasser frappe à la baie-vitrée de la chambre. Il se dirige immédiatement vers le lit médicalisé. Avec son stéthoscope, il écoute le coeur de Mémé. Il secoue la tête et ferme les yeux de Grand-mère. Il prononce : "Heure du décès : 14h18."

 

Le doute s'est envolé. Aujourd'hui, un miracle ne s'est pas produit. J’envoie un message à ma soeur et à mes cousins pour les prévenir :

« Mémé la parti batkaré dann la forè* ».

Puis, une violente fatigue s’empare de mon corps. Comme un ros volkan qui coule au fond de l'océan, je tombe dans les bras de Morphée. Maman me réveille. Il faut préparer la maison pour la veillée. Je me force à ouvrir les yeux. Non, je n'ai pas rêvé. Mémé est décédée.

 

De dix-neuf heures à quatre heures du matin, les proches, les amis et les voisins se succèdent au pied du lit mortuaire. Papa me demande de préparer du café pour les invités. Faire le café : la dernière chose que j’avais faite avant le départ de Mémé.

 

La famille venue de tous les coins de l’île s’étonne de ma présence. « T'es revenue au pays ? » me questionnent-ils. Une cousine, qui a vu la publication de mon site « Voyage en terre d’asile », m’interpelle.

— J’ai vu que tu avais écrit un nouveau livre…

— Oui, un manuel pour les demandeurs d’asile.

— Tu soutiens ça, toi ?

— Oui.

J’ai envie d’ajouter que « ça », ce sont des personnes. Mais je n’ai pas la force de lui expliciter ma démarche, de la convaincre de l’humanité qui réside en l’Autre, de lui dire que demain ce pourrait être elle et ses enfants. Je prétexte devoir refaire du café pour m'enfuir dans la cuisine.

 

La cuisine est située à côté du petit salon où Mémé regardait la télévision. Son odeur mêlé au parfum du médicament chinois qu’elle appliquait sur ses vieux os me parvient. Je m’assieds à côté de son fauteuil. Tout est exactement à sa place : sur le dossier un plaid rose et noir, la télécommande posée sur l’accoudoir, au sol ses pantoufles du soir. Mon esprit s'échappe. Oté Mémé, ousa ou lé ?* Je m’enveloppe dans sa couverture, son odeur me réconforte et je m’endors.

 

Le lendemain, mon oncle nous réunit autour de Grand-mère pour réciter une dernière prière : un « Notre Père » et cinq « Je vous salue Marie ». Sa voix grave recouvre les sanglots de mes cousins. Tous les petits-enfants ont pu rentrer sur l’île. « Je vous salue Marie pleine de grâce, le Seigneur est avec vous… » Tonton ne s’arrête plus, il enchaîne les prières sans respirer, comme pour retarder l’instant où les croquemorts refermeront le cercueil.

 

Une rose rouge est posée sur Grand-mère. Elle adorait cette fleur. Pour elle, mon Grand-père avait planté des rosiers tout autour du jardin.

 

Ma nièce Ania, âgée de dix ans, est restée sur la varangue. Elle refuse d'entrer dans la chambre. Elle a peur du visage de Mémé qu'elle ne reconnait pas. Je la comprends. La mort inflige aux vivants la douleur de la laideur du cadavre. Mémé ne ressemble plus à Mémé.

Tonton se penche sur Grand-Mère. Il lui chuchote son adieu à l’oreille. 

Puis, je m’approche. C’est la dernière fois que je l’embrasse. La peau de Mémé me surprend par sa raideur froide. Je passe ma main sur son front pour rajuster une mèche de cheveux. Mémé a toujours été bien coiffée. Elle le sera également pour l’au-delà. Adié Mémé, nar trouv*.

 

Dans l’église de Notre Dame de la Délivrance, le prêtre allume une bougie et commence son sermon. J’ai dû mal à l’écouter. De l’école voisine, me parviennent les rires et les cris des enfants qui jouent dans la cour de récréation. Ma soeur fait la lecture de l’évangile. Ma cousine dit la prière universelle. Puis c’est mon tour. J’ai recueilli les souvenirs des petits-enfants dans un texte, que chacun lit.

 

Je clos les témoignages : « Mémé, nous faire à manger était ta façon de nous dire que tu nous aimais. Mémé, pour toi on mangera, on priera, on aimera et on s’aimera les uns les autres. »

 

Sur le parvis surplombant la ravine, une brise soulève l’aube du prête. Son écharpe violette ondule au grès des alizés. Le cercueil pénètre dans le corbillard et je pleure.

 

Dans le cimetière du Chaudron, face à la montagne immense et dos à l’océan infini, Grand-mère est enterrée aux côtés de Grand-père. Leur tombe se situe à deux pas de leur ancienne épicerie, là où j’ai passé les meilleurs années de mon enfance.

 

De retour à la maison, assis autour de la table, nous mangeons de la noix de coco fraiche. Pour les Hindous, la noix de coco est la forme la plus pure de l'offrande aux dieux. Sa chair blanche représente la pureté de l’âme et l’eau est considérée comme pure, car intouchée par la main de l’homme. Maman remarque qu'aujourd'hui, c’est la Saint Roland.

Pour sa fête, mon Grand-père Roland n’est plus seul. Mémé, son épouse bien-aimée, est à ses côtés.

En créole réunionnais

* "Tiens bon"

* "Je n'en peux plus. Je vais mourir"

* "Mémé est partie dans la forêt."

* "Mémé, où es-tu ?"

* "Adieu Mémé, on se retrouvera."

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