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être un "bon réfugié"


Le demandeur d'asile doit exprimer son récit de vie par son expression corporelle et émotionnelle.

Conrad

Dans la file d’attente, Conrad est parcouru d’un sentiment d’excitation. 

Une amie française l’accompagne dans le cadre d’un reportage radio. Elle enregistre ses mots avant qu’il ne franchisse la porte de l’OFPRA. Conrad est confiant : « Aujourd’hui est un grand jour pour moi. C’est la fin d’un long parcours et le début d’une nouvelle vie. »

Une heure plus tard, il ressort déconcerté de son entretien. L’OP lui a demandé pourquoi il souriait autant.

Six mois plus tard, il reçoit le refus de sa demande d’asile.

Un décalage

L’anthropologue Mark Graham a montré qu’en Suède « la probabilité d’obtenir le statut diminue si le candidat apparaît trop joyeux ou enjoué : on attend de lui qu’il soit passif, déprimé et qu’il fasse preuve de gratitude envers l’agent qui le reçoit*. »

 

Dans le cas de Conrad, il s’est créé un décalage entre son comportement et celui que l’OP attendait de lui. La trop grande confiance de Conrad lui a joué un mauvais tour.

S’il doit adopter une attitude de déférence, le demandeur d’asile ne doit cependant pas paraître effacé. 

*Mark Graham, Emotional bureaucracies : emotions, civil servants, and immigrants in the Swedish welfare state, Ethos, Journal of the Society for Psychological Anthropology, vol. 30, n° 3, septembre 2002.

Sébastien Thibault, qui a étudié les attentes des juges français de la CNDA, explique que : « L’exhibition d’une trop grande résignation peut à son tour jeter le discrédit sur leur requête. Faire trop passif, trop inerte, risque d’altérer 

le jugement de magistrats* (…) ». Il faut que le demandeur d’asile ait l’attitude du « martyr courageux et volontaire qui, après s’être battu pour sa vie, doit désormais se battre ouvertement pour son récit. »â€‹

 Thibault, Sébastien, L’asile au mérite, Plein droit, vol. 92, n° 1, 2012, pp. 32-35. 

anecdote d'une avocate

Une avocate en droit des étrangers me confie l’anecdote suivante : 

– Lors d’une audience à la Cour Nationale du Droit d’Asile, le juge insiste auprès de mon client : 

– Vous maintenez que vous êtes partisan du BNP ?  

– Oui, je suis un militant politique. 

Le juge passe plus de deux heures à le questionner, avant d’obtenir la réponse qu’il attendait. 

– Je suis gay, avoue enfin mon client.

Évidemment qu’il l’était, il portait un tee-shirt rose et un pantalon moulant. Tous ses gestes le trahissaient ! Le juge avait perçu les signaux corporels que mon client envoyait malgré

lui ! 

Représenter le stéréotype attendu

Le demandeur d’asile a donc obtenu le statut de réfugié car il correspondait à la représentation de l’homosexuel,

tel que le juge de la CNDA se le figurait. 

 

Le sociologue et linguiste américain Goffman affirme

qu’« être “réellement” un certain type de personne n’est pas se borner à posséder les attributs requis, c’est aussi adopter les normes de la conduite et de l’apparence que le groupe social y associe* ».

*Goffman, Erving, La mise en scène de la vie quotidienne 1, La présentation de soi, éditions de Minuit, 1996.

Monsieur T.

Monsieur T. était un étudiant remarqué dans son pays.

Il me tend sa carte d’étudiant. Il a fondé un journal universitaire. Il me décrit les longues soirées de débats politiques.

Ses souvenirs me rappellent les miens.

J’éprouve tout de suite une immense sympathie pour lui.

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La ressemblance avec l'autre

Sébastien Thibault explique que le demandeur d’asile a plus de chance d’obtenir le statut « s’il a payé de sa personne pour défendre les mêmes valeurs que ceux qui l’écoutent. »

 

C’est exactement ce qui s’est joué lors de l’entretien de Monsieur T. 

Défendant la liberté de la presse, il correspond parfaitement à la figure du héros tel que fantasmé dans notre société occidentale. Ses valeurs font écho aux nôtres. Monsieur T. obtient sans difficulté le statut de réfugié.

Une collègue

Ma collègue commente son entretien du matin : « Tous ses enfants sont morts et elle n’a même pas pleuré. »

Le lendemain, elle se plaint d’un autre demandeur d’asile : « Il pleurait tellement. Ça n’en finissait plus ! De vraies larmes de crocodile… »

Faire ressentir l’émotion « juste »

Cette anecdote montre toute la difficulté pour le demandeur d’asile de faire ressentir à l’OP l’émotion juste. Si l’absence de pleurs peut être vue comme suspecte, le contraire peut également paraître douteux car elle traduirait une mise en scène destinée à susciter la compassion de l’OP.

 

La perception des émotions des demandeurs d’asile varie donc selon les OP, et leur interprétation repose sur leur intime conviction.

L’anthropologue Carolina Kobelinsky affirme : « On attend des demandeurs d’asile qu’ils (…) performent (…) leur “vérité” (…). La suspicion viendrait lorsque les attitudes (…) des demandeurs d’asile s’éloigneraient de cette image de souffrance construite comme étant légitime*. »

 

Le langage corporel du parfait demandeur d’asile appuie la crédibilité de ses propos. Son attitude et ses expressions émotionnelles correspondent au comportement attendu par l’OP.

Carolina Kobelinsky, Le jugement quotidien des demandeurs d’asile, Recueil Alexandries, Collection Esquisses, 2007.

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Le "bon réfugié" dans la doctrine de l'OFPRA

 

Qu’est-ce que la doctrine ?

 

Si la Convention de Genève donne une définition du statut de réfugié, les pays signataires sont libres de fixer la procédure et les règles qui conduisent à la reconnaissance de ce statut. Ainsi, il n’existe pas un droit d’asile mais des droits d’asile, chaque état étant souverain dans l’établissement de ses propres critères.

La doctrine de l’OFPRA est donc l’ensemble des procédures et des règles qui permettent la reconnaissance d’un « bon réfugié » par la France.

 

Un document unique et secret

 

La doctrine est le document de référence de tous les OP. Elle est uniquement consultable sur le réseau informatique interne. Les OP s’engagent à vie à ne pas la divulguer. 

 

La doxa

 

En établissant les critères de reconnaissance du « bon réfugié », la doctrine de l’OFPRA diffuse une doxa. Celle-ci est renforcée par la présence d’un comité d’harmonisation qui veille à ce que la doctrine soit appliquée uniformément quel que soit l’OP instructeur.

 

En clair, reconnaître un réfugié repose sur le mode de l’évidence pour tous. 

La doctrine de l’OFPRA forme ainsi l’inconscient d’une formation professionnelle : un bureau des réfugiés imaginaires.

Monsieur M.

Monsieur M. déclare avoir fui le conflit ethnique sri lankais.

Il affirme ne pas avoir d’engagement politique. à la fin de l’entretien, je lui demande s’il a quelque chose à ajouter.

Il regarde par la fenêtre. Les collègues fument et écrasent leur cigarette à même le sol.

Monsieur M. fixe intensément les mégots et les dernières volutes qui s’en échappent. 

Je m’apprête à dérouler les formalités administratives usuelles quand il dit : « Un soldat m’a violé. »

Un après-midi, après le lycée, il fait un détour pour s’acheter des cigarettes. Il s’était mis à fumer pour tromper l’ennui des couvre-feux interminables. Sa route croise celle d’un soldat cinghalais. Cigarette à la bouche, le militaire propose de lui vendre clandestinement un paquet de tabac. Il l’entraîne à l’écart. Dans les ruines d’une maison, il le viole.

Être ou ne pas être un « bon réfugié »

Lorsque je propose un accord au statut de réfugié pour Monsieur M., mon chef me rétorque que le viol est un fait divers banal. En déclarant ne pas avoir d’engagement politique, Monsieur M. s’est écarté du profil du « bon réfugié ».  

Il me faut des semaines de négociation et l’intervention d’une collègue pour que mon chef reconnaisse qu’en temps de guerre le viol est une arme. 

​

Au bout de six mois, je trace un graphique avec quelques données pour démontrer que, selon leur pays d’origine, les demandeurs d’asile n’ont pas les mêmes chances d’obtenir le statut de réfugié. Mon chef le contemple en silence, sans me contredire, sans me rassurer. Je comprends alors que j’ai raison.

La doctrine hiérarchise les demandeurs d’asile. Leur parole n’a pas la même valeur. Je dois m’y résoudre.

Le parfait demandeur d’asile correspond à la figure du « bon réfugié »
tel qu’il est imaginé par les OP et décrit par la doctrine de l’OFPRA.
Tout destin s’écartant du profil type a moins de chances d’être reconnu comme légitime. 

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